Chapitre 27
Valéri
Après le souper, les membres de l’équipe travaillèrent chacun de leur côté. Simon réquisitionna l’ordinateur du salon pour communiquer avec sa famille, alors qu’Alexei et Danielle s’isolèrent dans leur chambre pour discuter. Pour faire plaisir à Sylvain, Tatiana alla chercher le livre en russe qui parlait des Vengeurs et s’installa avec lui à la cuisine. Alexanne prit place sur la chaise à bascule et écouta la traduction spontanée de sa tante. Assise sur l’épaule de l’adolescente, Coquelicot écoutait elle aussi, car toutes les fées sont curieuses, peu importe leur taille. Heureusement, le journaliste ne pouvait pas la voir.
— Tout sur Terre est divisé entre la lumière et l’obscurité, commença Tatiana.
Assis devant elle, de l’autre côté de la table, Sylvain avait mis son petit magnétophone en marche.
— Dans les deux camps, se retrouveront des mortels et des gardiens qui assureront l’équilibre du monde. Lorsque l’un d’eux empiétera sur le territoire de l’autre, un Vengeur devra rétablir l’ordre.
— Est-ce qu’on dit dans cet ouvrage d’où viennent les Vengeurs ? demanda Alexanne.
— Contrairement aux fées, qui naissent avec leurs pouvoirs, même si elles doivent les développer un à un, les Vengeurs ne reçoivent les leurs qu’au moment où ils se voient confier leur première mission.
— Ce peut donc être n’importe qui et il peut avoir n’importe quel âge, comprit Sylvain.
— C’est exact.
Alexanne perçut alors l’abattement de sa tante sous forme d’un brouillard dans son énergie.
— Vous craignez qu’un Vengeur n’intervienne si Alexei continue à utiliser ses pouvoirs de façon négative, n’est-ce pas ?
La guérisseuse posa sur sa nièce un regard infiniment triste.
— Il a fait tellement de progrès, ces derniers mois, voulut la rassurer Alexanne. Je suis certaine que ce ne sera pas nécessaire. Par contre, si un Vengeur voulait bien régler le cas du procureur, il serait le bienvenu.
— Très sincèrement, je suis étonnée que ce ne soit pas encore arrivé, avoua Tatiana.
— Et si un Vengeur avait déjà été dépêché à notre insu ? lança Sylvain.
— Nous le saurions déjà, monsieur Paré, car ces individus dégagent une énergie particulière.
Pour chasser ses pensées accablantes, Tatiana poursuivit la traduction du livre en russe. Dans le salon, Simon venait de mettre fin à sa conversation électronique avec Annick, lorsque Christian vint s’asseoir près de lui.
— Courage, voulut le réconforter le policier.
— Toute ma vie, j’ai étudié des textes de loi, des arrêts de jurisprudence et des articles de doctrine, afin de bien faire mon travail. Jamais une seule seconde, je n’aurais imaginé que des gens répertoriaient des documents sur les sorciers et les démons pour gagner leur vie.
— Ça prend toutes sortes de gens pour faire un monde, Simon. Très franchement, je suis bien content qu’un journaliste comme Sylvain se soit penché sur ces sujets qui nous font peur, parce que sans lui, nous serions bien désemparés, en ce moment.
— Je ne me suis pas joint à votre groupe pour aider Alexei à assassiner Desjardins. Je tiens à ce que ce criminel soit traduit en justice.
— Ça fait aussi partie de mon travail, rappelle-toi. La différence entre ta profession et la mienne, c’est que sur le terrain, les choses ne se passent pas toujours comme on le souhaiterait. La seule chose qui compte, c’est que justice soit finalement rendue.
— Si ce soi-disant Vengeur venait à tuer Desjardins à la place d’Alexei, même s’il aura rendu un fier service à la communauté, nous n’aurons pas d’autre choix que de l’arrêter.
— Je suis d’accord avec toi, mais qu’allons-nous faire si c’est un messager divin ou une créature du même genre ?
— À moins qu’il ait un halo et des ailes, il devra être traité comme n’importe quel autre citoyen qui a commis un crime.
— Et si nous attendions d’atteindre ce pont avant de le traverser ?
Simon baissa misérablement la tête.
— Sais-tu jouer aux échecs ? demanda Christian.
— Évidemment !
— J’ai vu un jeu très ancien sur le buffet de la salle à manger.
À l’étage, après avoir pris un bain chaud, Danielle s’était assise sur son lit, enroulée dans son peignoir, et tenait les mains d’Alexei dans les siennes.
— Je suis contente que tes amis soient venus t’aider à affronter Frédéric, avoua-t-elle.
— Le malheur, c’est qu’ils ne pourront rien faire. Le Faucheur est un être magique qui doit être vaincu par un autre être magique. Même s’il s’est attaqué à eux, c’est moi qu’il vise et il ne s’arrêtera pas avant de m’avoir affronté en duel, surtout après ce qui s’est passé dans nos autres vies.
— Au moment du procès, tu m’as parlé d’une incarnation pendant laquelle il avait été mon père. Tu m’as dit qu’il m’avait même enfermée dans une tour pour nous empêcher de nous aimer.
— Ce n’est pas la seule fois qu’il l’a fait. Au lieu de se réjouir du bonheur des autres, il sombre de plus en plus dans la jalousie.
— Comment mettre fin à ce cercle vicieux ?
— Il faudrait qu’il essaie de te rendre heureuse, au lieu de te forcer à l’aimer.
— Autrement dit, il doit t’accorder ma main avec un grand sourire.
— Je ne veux pas juste ta main…
— C’est une façon de parler, Alex.
Ils s’embrassèrent tendrement comme pour chasser la malédiction qui pesait sur eux depuis des milliers d’années, mais ce nouveau sentiment de bien-être ne dura pas longtemps. Alexei recula sur le lit, tous ses sens en alerte.
— Que ressens-tu ? demanda Danielle.
— Une énergie que je n’arrive pas à identifier.
— Bonne ou mauvaise ?
— Je n’en sais rien.
Dans la cuisine, Tatiana et Alexanne venaient d’avoir la même réaction que l’homme-loup.
— Qu’est-ce que c’est ? s’alarma la jeune fée.
— Un visiteur.
— Ce ne sont pas les vibrations du père Collin.
— Non, affirma la guérisseuse en se dirigeant vers le vestibule.
— Elle semble les reconnaître, indiqua Sylvain à Alexanne.
Juste pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une autre ruse du Faucheur, le journaliste et l’adolescente se précipitèrent pour la rattraper. Ils arrivèrent juste au moment où Tatiana ouvrait la porte à un homme aux cheveux argentés qui portait une petite valise à la main.
— Tu as beaucoup changé, fit la guérisseuse d’une voix étranglée.
— Et toi, tu es encore plus belle que dans mes souvenirs, rétorqua l’étranger avec un fort accent russe.
Sylvain et Alexanne échangèrent un regard interrogateur.
— Je suis content de te revoir, Tatiana. Qui sont tous ces gens avec toi ?
La guérisseuse le fit entrer. Pour la protéger, Christian, Simon, Sylvain et Alexanne l’entouraient. Tatiana fit les présentations.
— Et voici Valéri Sonolovitch, termina-t-elle.
— Pourquoi nous rendez-vous visite, tout à coup ? voulut savoir l’adolescente, suspicieuse.
— Les circonstances me l’ont finalement permis, mademoiselle.
— Vous avez vraiment choisi le mauvais moment pour quitter la Russie.
— Alexanne… l’avertit doucement sa tante.
— Je suis vraiment désolé d’arriver aussi tard, Tatiana, s’excusa Valéri.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, ajouta Alexanne.
— Nous vivons des moments difficiles depuis quelque temps, mais il y a toujours de la place pour un ami chez moi. Viens, je vais te montrer ta chambre.
Valéri la suivit lentement dans les marches.
— Que sais-tu sur cet homme, Alexanne ? demanda Christian à voix basse.
— Il a été le premier amoureux de ma tante. Ils ont été séparés quand mon grand-père a décidé de s’installer au Canada. Ma tante m’a dit qu’il n’avait pas eu une vie facile. Elle est toujours triste lorsqu’elle reçoit une lettre de lui.
— Je pense, comme toi, qu’il aurait dû attendre avant de rendre visite à ta tante, acquiesça Simon.
— Le pauvre homme arrive de Russie, leur rappela Christian. On ne peut tout de même pas lui claquer la porte au nez.
— À mon avis, on devrait lui laisser le choix de partir ou de rester, s’entêta Simon.
— En le mettant au courant de la menace qui plane sur nous, ajouta Sylvain.
— Non ! s’opposa Alexei en dévalant l’escalier. Il ne peut pas rester ici !
— Donne-moi une bonne raison et je le ferai conduire à l’aéroport par la police, lui dit Christian.
— Son énergie est indéchiffrable !
— Je ne crois pas que ce soit un motif valable pour le faire déporter.
— Je suis capable de voir l’âme de tout le monde, expliqua l’homme-loup au bord de la panique, mais pas la sienne. Vous n’auriez pas dû le laisser entrer dans la maison.
— Alex, calme-toi, exigea Christian. Alexanne nous dit que c’est un vieil ami de ta sœur.
— Elle ne l’aurait pas invité à coucher s’il était du côté des méchants, ajouta l’adolescente.
— C’est peut-être une illusion créée par le Faucheur, s’entêta Alexei.
— Est-ce possible ? s’inquiéta le policier.
— Après tout ce que j’ai vu depuis le début de cette affaire, c’est une hypothèse à ne pas écarter, admit Sylvain. Toutefois, il me semble que Tatiana l’aurait senti.
— Je ne reviendrai pas avant qu’il soit parti, les menaça Alexei.
— Tu es en train de laisser la peur s’emparer de toi, le gronda sa nièce. Que Valéri soit ou non une création du sorcier, tu dois conserver ton sang-froid.
— Elle a raison, l’appuya Sylvain.
Constatant qu’ils refusaient de l’écouter, Alexei marcha vers la porte et sortit dans la nuit.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Christian.
— Quand il est dans un tel état, le mieux, c’est de le laisser tranquille, suggéra Alexanne. Au moins, ses plantes n’ont pas encore eu le temps de pousser, alors il n’essaiera pas de mâcher les feuilles de celles qui engourdissent le mal.
— Il cultive de la drogue ?
— Non. Ce sont des analgésiques.
— Où est-il allé ? s’inquiéta Simon.
— Il se réfugie dans la forêt quand il est contrarié, répondit l’adolescente. Ne vous en faites pas pour lui. Il y a survécu pendant près de dix ans sans aucune aide. Bonne nuit, tout le monde.
Alexanne grimpa à sa chambre, comme si rien ne s’était passé.
— Gardons l’œil ouvert, recommanda Christian. Quelque chose ne tourne pas rond, ici.
Pendant ce temps, Tatiana installait son vieil ami dans la seule chambre qui n’était pas occupée.
— Je ne savais pas que tu avais un petit frère, fit Valéri en posant sa valise sur le lit. Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de lui ?
— Tu sais pourquoi.
— Te crois-tu assez forte pour l’empêcher d’aller jusqu’au bout de la prophétie ?
— Oui, et Alexanne m’aide beaucoup. Elle a plus d’influence sur lui que moi. As-tu traversé l’Atlantique uniquement pour cette raison ?
— Je voulais également te revoir.
— Il se fait tard, Valéri. Nous poursuivrons cette conversation demain, si tu le veux bien.
— Bonne nuit, ma belle amie.
Le cœur tourmenté, Tatiana le quitta en refermant la porte derrière elle.